I

Mystérieuse rencontre. — Ce qu’était Fualdès, — Le crime est découvert. — La maison Bancal. — Premières constatations, — M. Bastide.

En 1817, année ou cours de laquelle se déroula le célèbre drame judiciaire que nous allons nous efforcer de faire revivre, la ville de Rodez, capitale de département pittoresque et agreste entre tous qui s’appelle l’Aveyron, présentait encore l’aspect austère et même sauvage de ces vieilles cités qui ont été, pendant longtemps, surtout, des forteresses. La circulation était pour ainsi dire nulle et l’animation peu intense, sauf dans le quartier dit du Terral, qui s’étendait de la place de l’Évêché à la place de la Cité et où semblait s’être cantonné le commerce de la ville.

Ce jour-là, le 19 mars, vers trois heures de l’après-midi, un homme de cinquante-six ans environ, d’une taille ordinaire, mais d’allure encore robuste, le visage ouvert, sympathique, les traits bien dessinés entre de courts favoris grisonnants, vêtu d’une redingote bleue, d’un gilet noir, d’un pantalon de drap gris, le cou entouré d’une haute cravate et la tête coiffée d’un large chapeau aux formes évasées telles que les bourgeois en portaient à cette époque, s’apprêtait à traverser la place de la Cité, lorsqu’il fut accosté par un jeune homme, à la carrure athlétique, à la figure énergique et au regard brillant.

— Bonjour, monsieur Fualdès, j’allais justement chez vous pour vous dire que le rendez-vous est fixé à ce soir huit heures, où vous savez...

— Bien !

— Tout est arrangé... Vous pouvez apporter les traites...

— C’est entendu…

— Ça n’a pas été tout seul, mais, enfin, c’est fait. J’espère que vous serez content...

— Je vous remercie de tout le mal que vous vous êtes donné pour moi...

— C’est tout naturel, après les services que vous m’avez rendus !

— Alors, à ce soir, huit heures.

— À ce soir !

Ils se séparèrent. Tandis que le jeune homme prenait la direction de la rue Terral, M. Fualdès lui tournait le dos, s’engageait dans la rue de l’Ambergue et s’arrêtait, presque aussitôt devant une maison d’aspect sévère qui était la sienne. Il faisait retentir le marteau de fer forgé fixé à la porte qu’un domestique s’empressait d’ouvrir, et, sans prononcer un mot, l’air soucieux, il gagnait le premier étage, où se trouvait son cabinet de travail, vaste pièce meublée sévèrement et qui ressemblait beaucoup plus au bureau d’un juge d’instruction qu’à celui d’un rentier.

M. Fualdès s’installa devant sa table de travail et écrivit quelques lettres qu’il cacheta, comme toujours, avec un soin méticuleux ; puis, se levant, il s’en fut près d’une bibliothèque, choisit un livre, les Géorgiques, de Virgile, – car il n’était pas seulement un jurisconsulte éminent, mais encore un très fin lettré, – et il se plongea dans la lecture des vers du grand poète latin jusqu’au moment où, la nuit venant, il dut allumer la vielle lampe à huile qui depuis un temps immémorial, était placée sur son bureau. Il se replongea dans sa lecture jusqu’à sept heures un quart environ. Alors, il referma son livre, le reporta soigneusement à la place où il l’avait pris, s’en fut ouvrir un secrétaire, y prit, dans un tiroir secret, une enveloppe assez volumineuse, qui contenait un certain nombre d’effets que le président de Séguret lui avait souscrits en paiement de sa terre de Flars, les vérifia lentement les uns après les autres, les remit dans l’enveloppe qu’il glissa dans la poche intérieure de sa redingote, prit son chapeau, son manteau et sa canne, descendit au rez-de-chaussée et se rendit dans la salle de famille où sa femme recevait quelques amis.

Après avoir lancé un aimable bonsoir à la société, sans autre explication, il regagna le corridor où son domestique l’attendait pour lui ouvrir la porte. Et, d’un pas allègre, il gagna la place de la Cité. Il faisait une nuit noire. On n’y voyait pas à dix pas devant soi. M. Fualdès traversa la place de la Cité, obliqua rue du Terral, s’engagea dans la rue des Hebdomadiers, voie étroite, obscure, qui formait à gauche un cul-de-sac empesté et se fendait à droite en une ruelle plus obscure encore, et il se perdit dans les ténèbres.

Non seulement, ce soir-là, M. Fualdès ne devait pas rentrer chez lui, mais personne ne devait plus le revoir vivant.

Le 20 mars 1817, au point du jour, une femme Salacrou, mariée à un tailleur nommé Puèche, se rendait du petit bourg du Monastère, où elle demeurait, à Rodez, dont il était distant d’une demi-lieue environ.

Tandis qu’elle longeait un sentier qui borde l’Aveyron, en face du moulin des Bosses, au pied du plateau escarpé sur lequel est bâti la ville, elle aperçut quelque chose de noir qui tournoyait lentement dans le remous causé par la chute dont s’alimentait le moulin. Elle s’approcha du bord et reconnut le corps d’un homme. Épouvantée, elle appelait aussitôt au secours. On accourait du moulin et un garçon auquel s’étaient joints plusieurs passants parvinrent à repêcher le noyé. À sa tenue très correcte, on s’aperçut tout de suite que c’était un monsieur et l’un des assistants s’écria même, bouleversé :

— C’est M. Fualdès !

Immédiatement, on courait alerter la justice.

Aussitôt, M. Teulat, juge d’instruction au tribunal de première instance, M. Dornes, substitut procureur du roi, M. Daugnac, lieutenant de gendarmerie, M. Blanc, commis greffier, le médecin Rozier et le chirurgien Bourguet s’empressaient d’accourir et reconnaissaient tout de suite M. Fualdès dans le cadavre étendu sur la berge.

Sans perdre une seconde, les deux praticiens procédaient à un premier examen de la victime. M. Bourguet commençait à couper la cravate, avec des ciseaux et mettait à nu « une large blessure transversale et irrégulière de trois pouces et demi de long, qui divisait profondément le larynx, la veine jugulaire et la carotide gauche. Cette blessure avait dû amener promptement la mort par une abondante évacuation de sang et par l’introduction de l’air dans la poitrine. Elle paraissait avoir été faite par un couteau mal affilé ou par un mauvais rasoir appuyé fortement avec des mouvements de scie. Sur les autres parties du corps, on ne relevait aucune trace de blessures, ni même de meurtrissures. »

Le Parquet décidait que le corps serait transporté dans l’une des salles de la mairie de Rodez et que le docteur Bourguet en ferait l’autopsie. Pendant ce temps, on préviendrait la famille avec tous les ménagements possibles.

Ce qui fut dit fut fait. À cinq heures, l’opération était terminée et M. Bourguet déclarait « que la poitrine ne contenait qu’une très petite quantité de sang mêlée à un peu d’eau. Il n’existait aucun épanchement, aucun signe de strangulation extérieure à la blessure, que M. Fualdès avait donc dû être égorgé et même saigné sur place sans opposer de résistance et que son cadavre, avait été ensuite jeté dans l’Aveyron et entraîné par le courant où, par suite de la vacuité des viscères, le corps avait dû flotter à la surface. »

La nouvelle de ce crime s’était immédiatement répandue dans la ville où M. Fualdès était à la fois très aimé et très estimé, y causant une véritable consternation. Chacun se demandant quel pouvait bien être le motif d’un assassinat aussi effroyable. La vengeance ! On ne lui connaissait pas d’ennemis. La modération, l’Impartialité avec laquelle il avait rempli ses fonctions d’accusateur public pendant la Révolution et de procureur criminel sous l’Empire détruisaient par avance l’hypothèse d’une rancune aussi cruellement, aussi sauvagement exercée. Et si, à la restauration des Bourbons, il avait dû, comme on disait en ce temps, rentrer dans la vie privée, il n’en avait pas moins conservé parmi ses adversaires vainqueurs, des relations honorables et même intimes. D’ailleurs dans ce petit pays de Rodez, alors très isolé et de communications difficiles, les passions politiques n’avaient guère dressé les hommes les uns contre les autres et les gens d’opinions les plus opposées avaient toujours fait preuve même aux jours les plus sombres d’une mutuelle tolérance dont on ne pouvait que les féliciter. L’opinion de la justice fut vite établie. Pour elle, l’ancien magistrat était tombé victime d’un crime que de nos jours on qualifierait de « crapuleux »

La suite des événements n’allait pas tarder à justifier, en partie, du moins, l’hypothèse des enquêteurs.

Leur premier soin avait été de rechercher à quelle heure, pour quelle raison M. Fualdès avait quitté son domicile, puis de s’informer à partir de ce moment s’il n’avait été rencontré par personne.

Les amis et les domestiques de la victime déclaraient tous que, « le 19 mars, dans l’après-midi, M. Fualdès avait parlé devant eux d’un rendez-vous qui lui était assigné pour huit heures du soir. Mme Fualdès et son fils croyaient pouvoir affirmer, sans crainte de se tromper, qu’il s’agissait d’un rendez-vous qui était assigné pour huit heures du soir, au sujet d’une négociation de valeurs représentant une partie du prix du domaine de Flars. Ils ajoutaient que M. Fualdès était sorti vers huit heures, qu’il avait glissé dans une des poches de sa redingote un objet assez volumineux et que, depuis ce moment, on ne l’avait pas revu. »

Comme il ne pouvait s’agir d’une fugue ou d’un rendez-vous amoureux, car la conduite de M. Fualdès était au-dessus de tout soupçon, le juge d’instruction en conclut que le malheureux avait été attiré dans quelque guet-apens par des individus qui voulaient s’emparer des valeurs qu’il portait sur lui.

Certains renseignements n’allaient pas tarder à mettre la justice sur une piste des plus sérieuses. Tout d’abord, un habitant de Rodez rapportait une canne qu’il avait trouvée la veille, vers huit heures et demie du soir, à l’angle de la rue Terral et de la rue des Hebdomadiers. Cette canne fut reconnue comme appartenant à M. Fualdès. Un autre Ruthénois, très honorable, avait également découvert dans un ruisseau, rue des Hebdomadiers, un mouchoir déchiré et roulé dans le sens de la longueur, qui pouvait avoir servi de bâillon.

Un troisième déclarait avoir aperçu, vers huit heures, un individu posté, toujours au coin de la rue dos Hebdomadiers, en face de l’hôtel des Princes. Cet individu, dont il n’avait pu reconnaître les traits, en voyant survenir un homme dont le signalement correspondait exactement à celui de M. Fualdès, s’était aussitôt engagé dans la rue de l’Ambergue, qui aboutissait par une petite ruelle à la rue des Hebdomadiers.

D’autres personnes affirmaient également avoir remarqué plusieurs individus arrêtés dans un petit enfoncement qui s’ouvrait sur la rue du Terral, presque toujours en face de la rue des Hebdomadiers. Des passants prétendaient avoir entendu des joueurs de vielle faire retentir dans cette rue leur instrument jusqu’à neuf heures du soir et d’autres affirmaient avoir perçu très distinctement des coups de sifflet, des coups d’appel, aux alentours. Enfin, quelques habitants du quartier croyaient avoir entendu comme un bruit de dispute, de lutte, suivi de gémissements vite étouffés.

Disons en peu de mots ce qu’était, on 1817, cette rue des Hebdomadiers :

« Un boyau sinistre… imaginez un grand mur, quelques masures aux fenêtres grillagées, aux contrevents épais. Sur le sol, un pavé de cailloutine noirâtre, imprégné d’exhalaisons fétides, couvert d’immondices sans nom, un véritable coupe-gorge ! »

Aussi, dès que les magistrats furent en possession des témoignages de leurs concitoyens, pour eux, ils n’hésitèrent pas à en conclure que M. Fualdès avait été attiré dans un guet-apens, entraîné dans quelque bouge de la rue des Hebdomadiers, égorgé, dépouillé des valeurs qu’il portait sur lui et qu’ensuite ses assassins s’étaient débarrassés de lui en le jetant dans l’Aveyron. Aussi se mirent-ils immédiatement à la recherche du lieu précis où le crime monstrueux avait dû s’accomplir.

Tout de suite, leur attention fut attirée par une maison des plus louches, qui était connue sous le nom de maison Verlines ou maison Bancal, du nom de ses principaux locataires.

Ce véritable repaire, dans tout le pays, était honteusement notoire[1]. Ses locataires étaient gens fort peu recommandables. Le mari, vaguement maçon, possesseur d’un carré de vignes, ne travaillait que par intermittence, sa femme avait fait de son logis « un lieu de prostitution », de cette prostitution déguisée, furtive, où l’ouvrière sans travail, la servante sans place et la bourgeoise friande de quelques amours de passage trouvaient un logis et des hôtes discrets. Les Bancal avaient une grande fille, nommée Marianne, et trois petits enfants en haillons, qui passaient leur journée à errer dans les rues et, le soir, couchaient pêle-mêle sur une mauvaise paillasse. Les Bancal habitaient le rez-de-chaussée de l’immeuble. Le premier étage était occupé par de braves gens, des Espagnols nommés Sanvedra, sur le compte desquels il n’y avait rien à redire.

Au second, demeurait un couple, les Colard. Lui, Belge d’origine, sans emploi bien défini, aspirait, disait-on, aux fonctions de bourreau de la ville. Elle, assez jolie, élevée à l’hospice, avait eu paraît-il une conduite plutôt légère, mais depuis qu’elle était mariée, ou plutôt qu’elle vivait maritalement avec Colard, elle travaillait de son métier de blanchisseuse, et sa conduite ne donnait rien à redire.

Enfin, les mansardes étaient occupées par deux locataires, deux femmes, Marianne Albouis et Marie Bedoz, qui exerçaient toutes les deux la profession de fileuses.

Les Bancal avaient une si mauvaise réputation que le juge d’instruction ordonna au commissaire de police, M. Constans, de perquisitionner immédiatement dans toutes les maisons suspectes de la rue des Hebdomadiers et notamment dans la maison Verlines.

Lorsqu’il y pénétra, il trouva, dans une vaste cuisine, la famille réunie au complet.

Les Bancal, fort surpris de l’intrusion de la police, se prêtèrent de la meilleure grâce du monde aux recherches de ses représentants. Bientôt, M. Constans découvrait une couverture de laine ensanglantée et, sous la cage de l’escalier, quelques linges tachés de sang. À cela, la Bancal donnait une explication physiologique qui, somme toute, était fort plausible, mais dont le commissaire de police eut peut-être tort de se contenter.

Continuant son enquête, il s’en fut interroger les époux Sanvedra, dont le logement donnait juste au-dessus des Bancal et dont le plancher était formé d’ais mal joints, ils lui déclarèrent que, le soir du 19 mars, ils s’étaient couchés vers huit heures, selon leur habitude, et qu’ils n’avaient rien entendu. Le Belge Colard et sa concubine, la fille Anne Benoit, firent exactement la même déposition. Marianne Albouis certifia qu’elle avait vu les Bancal dans la cour donner à manger à leur cochon à une heure indue, mais que cela n’avait rien de surprenant, car ils ne nourrissaient leur porc que lorsqu’ils avaient quelque chose à lui donner. Quant à Marie Bedoz, elle affirma qu’elle n’avait entendu que les joueurs de vielle.

Ces piteux résultats, vite connus par la population, produisirent un effet désastreux. Les esprits, déjà très surexcités, se montèrent de plus en plus. Certains affirmaient que M. Fualdès avait été victime d’un complot politique et accusaient les royalistes de l’avoir fait assassiner. Les plus exaltés prétendaient même que la police était de mèche avec eux. Et le commissaire Constans, qui avait perquisitionné chez les Bancal, était ouvertement qualifié de traître et de misérable. Il fut même hué par la foule lorsqu’il traversa la place de la Cité et les gendarmes durent intervenir promptement pour qu’il ne lui fût pas fait mauvais parti.

Quarante-huit heures s’écoulèrent sans qu’aucune arrestation ne fût opérée et sans même qu’aucun renseignement s’en vint apaiser quelque peu l’indignation publique. Cependant, M. Teulat, juge d’instruction, pas plus que M. Dornes, substitut du roi, ne demeuraient inactifs. Leurs agents recueillaient çà et là des propos tenus par Anne Benoit, la maîtresse de Colard, qui, convaincue de l’inutilité d’une perquisition qui mettait complètement à l’abri les auteurs du crime, commettait l’imprudence de raconter à des voisins les détails les plus précis.

— Figurez-vous, disait-elle, qu’on l’a saigné sur une table et qu’on lui a pris le sang comme à un cochon.

— C’est bien chez vous, lui disait-on, que tout s’est fait ! Vous en savez quelque chose !

— Oh ! que nenni, répondait-elle, cela s’est fait en ville et dans quelque jardin... Pour sûr, les nobles sont là-dedans !

Et comme on la pressait de questions, elle ajoutait :

— J’ai bien entendu du bruit et un gémissement chez Bancal, et comme siffler et tousser trois fois dans la cour. Mais je suis brouillée avec cette femme-là. Je n’aurais pas voulu descendre. Allez ! On ne saura pas qui c’est... C’est une affaire politique. Ceux de la police font bien semblant de chercher, mais ils ne trouveront rien... Ils en étaient !

On apprit également que Colard, l’amant de cette femme, répondait d’un air sombre et énigmatique à ceux qui lui parlaient de Fualdès : « Il y en aura bien d’autres ».

On rapprochait ces mots d’autres propos qu’il avait tenus auparavant :

— Si je savais qu’un homme portait vingt-cinq louis, je lui flanquerais bien un coup de fusil pour les avoir... L’année est trop mauvaise, voyez-vous. Les riches ont trop pour eux ; les choses ne sont pas très bien partagées et, si tout le monde était comme moi, on irait les prendre où il y en a.

FIN DE L’EXTRAIT

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